Bonne gouvernance en Afrique / Prof Prao Yao Séraphin (Enseignant à l’UAO de Bouaké) : « Les Seychelles occupent désormais la première place… »

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Le rapport 2024 de l’Indice Ibrahim Mo sur la bonne gouvernance a été publié, ce 23 octobre 2024, offrant un panorama des avancées en gouvernance sur le continent africain entre 2014 et 2024. La Côte d’Ivoire, bien que n’intégrant pas le top 10 africain, conserve sa 16e place parmi les 54 pays évalués avec un score de 56,7 sur 100. Dans cette interview, Prof Prao Yao Séraphin, de l’Université Alassane Ouattara de Bouaké, donne des explications des performances des pays africains, y compris celle de la Côte d’Ivoire.

 Professeur Prao Yao Séraphin, pouvez-vous nous parler de l’Indice Ibrahim Mo sur la bonne gouvernance ?

 L’Indice Ibrahim Mo sur la bonne gouvernance évalue les performances et les tendances de la gouvernance publique dans les 54 pays africains. C’est un outil de mesure et de suivi des performances en matière de gouvernance dans les pays africains. Créée en 2006, la Fondation Mo-Ibrahim produit des données et des analyses sur les enjeux du continent africain. Son rapport, publié tous les deux ans depuis 2007, est considéré comme l’aperçu le plus complet, rassemblant des données sur 322 variables, dont les services publics, la justice, la corruption et la sécurité. Recueillies auprès de 49 sources indépendantes, les données de l’IIAG reposent pour chaque pays sur 322 variables regroupées en 96 indicateurs, eux-mêmes répartis en 16 sous-catégories et quatre catégories principales : Sécurité et État de Droit ; Participation, Droits et Inclusion ; Fondement des Opportunités Économiques ; et Développement Humain.

Concrètement, c’est quoi la bonne gouvernance ?

La Fondation Mo Ibrahim définit la gouvernance comme « la prestation de biens et de services publics, politiques, sociaux, économiques et environnementaux que chaque citoyen est en droit d’attendre de son gouvernement et qu’un gouvernement a la responsabilité de fournir à ses citoyens ». Dès lors, la bonne gouvernance ajoute une dimension normative ou une dimension d’évaluation au processus de gouvernement.

Du point de vue des droits de l’homme, elle fait avant tout référence au processus par lequel les institutions publiques conduisent des affaires publiques, gèrent des ressources publiques et garantissent la réalisation des droits de l’homme. Bien qu’il n’existe pas de définition internationalement reconnue de ce qu’on appelle la bonne gouvernance, celle-ci peut couvrir les thèmes suivants : le plein respect des droits de l’homme ; l’état de droit ; la participation effective ; les partenariats multipartites ; le pluralisme politique ; la transparence et l’application du principe de responsabilité dans les procédures et dans les activités des institutions ; l’efficience et l’efficacité du secteur public ; la légitimité ; l’accès à la connaissance, à l’information et à l’éducation ; la disponibilité de moyens d’action politique ; l’équité ; la viabilité ; des attitudes et des valeurs qui favorisent la responsabilité, la solidarité et la tolérance.

Professeur Prao Yao Séraphin, que dit le rapport 2024 de l’Indice Ibrahim Mo sur la bonne gouvernance en Côte d’Ivoire?

 Le rapport dit que la Côte d’Ivoire a fait un léger bond en avant par rapport à son ancien classement. Dans le rapport précédent, le pays obtenait un score de 56,2, mais reste en deçà des performances des leaders africains. Notons toutefois que sur cette question de bonne gouvernance, la Côte d’Ivoire se situe au-dessus de la moyenne continentale (49,3) et de la moyenne régionale de l’Afrique de l’Ouest (52,6), témoignant de la stabilité des efforts entrepris par Abidjan.

Quels sont les secteurs impliqués dans le classement?

Dans le domaine de la « Sécurité et État de droit », comprenant des aspects cruciaux tels que la justice, la lutte contre la corruption, la transparence et la redevabilité, la Côte d’Ivoire se positionne à la 20e place avec un score de 53,8. Ce classement reste inchangé par rapport à l’année précédente, signalant un défi persistant pour le pays à améliorer ces aspects fondamentaux de la gouvernance. Les initiatives en matière de transparence et de lutte contre la corruption devront être intensifiées pour maintenir la confiance publique et renforcer l’État de droit.

Dans la catégorie « Participation, droits et inclusion », la Côte d’Ivoire conserve sa 18e place avec un score de 58,3. Cette dimension, axée sur la participation citoyenne et les droits fondamentaux, reste stable mais montre que des efforts supplémentaires sont nécessaires pour répondre aux attentes de la population en matière de droits civiques et d’inclusion sociale. Renforcer la participation des citoyens et l’égalité des chances reste essentiel pour un développement harmonieux.

Les opportunités économiques avec un potentiel prometteur Sur le volet des « Opportunités économiques », qui englobe l’administration publique, l’environnement des affaires, les infrastructures et le secteur rural, la Côte d’Ivoire conserve la 11e place depuis 2020. Cette position, bien qu’en dehors du top 10, illustre la résilience de l’économie ivoirienne. Avec des réformes continues dans l’administration publique et une amélioration des infrastructures, la Côte d’Ivoire dispose d’un potentiel économique qui pourrait attirer davantage d’investissements et soutenir une croissance inclusive dans les années à venir.

En matière de « Développement humain », le pays affiche une performance record, se hissant à la 22e place avec un score de 53,2. Ce progrès, dans un domaine incluant la santé, l’éducation, la protection sociale et l’environnement, marque un tournant positif pour la Côte d’Ivoire qui n’avait jamais atteint ce rang depuis 2014. Ce résultat témoigne des efforts entrepris pour améliorer les conditions de vie des citoyens et promouvoir un développement durable.

 Quels sont les secteurs dans lesquels la Côte d’Ivoire doit faire des efforts?

 La Côte d’Ivoire doit impérativement inverser les tendances au niveau de la corruption et de l’Etat de droit. Concernant la corruption, selon le rapport 2023 de l’ONG Transparency International, sur l’Indice de perception de la corruption (IPC) la Côte d’Ivoire gagne, en un an, trois points et 12 places, soit un score de 40/100 avec un rang de 87e sur 180 pays en 2023 contre 37/100 en 2022 et un rang de 99e/180. Cette corruption persistante fait perdre à la Côte d’Ivoire, selon le ministre Epiphane Zoro Bi Ballo, 1 300 milliards FCFA chaque année, soit 4% du Produit intérieur brut (PIB) et l’équivalent de près de trois fois l’aide publique au développement.

Au sujet de l’État de Droit, selon l’Indice de l’État de Droit du World Justice Project (WJP) 2023, la Côte d’Ivoire est classée 106e sur 142 pays dans le monde. Au niveau régional, la Côte d’Ivoire se classe 16e sur 34 pays d’Afrique subsaharienne. Le pays le plus performant de la région est le Rwanda (41e sur 142 au niveau mondial), suivi de la Namibie et de l’île Maurice. Les trois pays les moins performants de la région sont la Mauritanie, le Cameroun et la République démocratique du Congo (138e rang mondial).   Parmi les pays à revenu moyen inférieur, la Côte d’Ivoire se classe 19e sur 37.

 Quelle est donc la situation en Afrique de l’ouest?

D’Après l’Indice Ibrahim de la Gouvernance en Afrique (IIAG) 2024, en Afrique de l’ouest, la Côte d’Ivoire, le Togo, la Sierra Leone et la Gambie parviennent à enregistrer une progression de leur gouvernance globale entre 2014 et 2023. Mieux, la Côte d’Ivoire et le Togo accélèrent d’ailleurs cette progression depuis 2019.

Le rapport biannuel publié ce 23 octobre 2024, révèle que seuls le Togo et la Côte d’Ivoire font partie des 10 pays dont le niveau de gouvernance a augmenté le plus au cours de cette décennie, tandis que le Mali, le Burkina Faso et le Niger font partis des 10 pays enregistrant les détériorations les plus marquées au cours de la décennie sous revue.

Quelle est la situation au niveau des 54 africains?

 Au cours de la décennie 2014-2023, un progrès limité est encore enregistré dans 33 pays sur 54, représentant juste un peu plus de la moitié (52,1 %) de la population du continent. Mais pour l’autre moitié de la population du continent, le niveau de gouvernance en 2023 est tombé en-dessous de celui de 2014.

Mais des progrès restent substantiels dans la majorité des sous-catégories liées au développement économique et humain. La sous-catégorie Infrastructures est celle dans laquelle les améliorations au cours de la décennie sont les plus marquées, grâce à des progrès notables en matière de communications mobiles, d’accès numérique et d’accès à l’énergie. Même progression remarquable dans la sous-catégorie Parité. Dans ces deux domaines, près de 95 % de la population du continent vit dans un pays où le niveau atteint en 2023 est nettement meilleur qu’en 2014.

Mais la totalité des sous-catégories liées à la sécurité et à la démocratie se sont dégradées au cours de la décennie, les plus mauvais résultats étant enregistrés pour les sous-catégories Sécurité et sûreté et Participation. Plus de 77 % de la population du continent vit dans un pays où le niveau atteint en 2023 dans ces deux domaines est pire qu’en 2014.

Au total, l’Indice Ibrahim Mo révèle une stagnation au niveau continental, voire une régression dans certains domaines au cours de la dernière décennie. Selon le rapport, malgré des avancées significatives dans les premières années du siècle, l’Afrique connaît depuis cinq ans un ralentissement des progrès en gouvernance. Le constat appelle les dirigeants africains, à intensifier leurs efforts pour bâtir des institutions plus fortes et résilientes, indispensables pour un développement durable.

Des avancées notables son enregistrées dans les domaines des infrastructures (+7,1%), de l’égalité femmes-hommes (+6,9%) et de la santé (+ 3,5%). Cependant, on note une détérioration continue de la sécurité et de démocratie, avec plus de 77% de la population africaine qui vie dans des pays où ces deux dimensions fondamentales se sont dégradées depuis 2014.

Quels sont les « bons élèves » en Afrique, en matière de gouvernance?

Les Seychelles occupent désormais la première place, en gagnant 10 points sur la décennie passée, dépassant ainsi L’Ile Maurice. Le Maroc, la Côte d’Ivoire, le Bénin et l’Angola ont beaucoup progressé.

Les 10 pays dont le niveau de gouvernance a augmenté le plus au cours de cette décennie, sont : les Seychelles, la Gambie, la Sierra Leone, l’Angola, la Mauritanie, le Djibouti, le Maroc, la Côte d’Ivoire, le Togo et la Somalie.

Mais dans l’ensemble des 16 sous-catégories évaluées, ce sont les Seychelles et la sierra Léone.

Que retenir donc de ce rapport sur la gouvernance en Afrique?

La Fondation Mo-Ibrahim alerte sur la dégradation sur une décennie de la gouvernance globale sur le continent. En une décennie (2014-2023), la progression de la gouvernance globale en Afrique s’est dégradée : après quatre années de stagnation, les progrès globaux en termes de gouvernance ont connu un arrêt en 2022.

Une détérioration largement due à l’insécurité croissante, avec une hausse des conflits, et au recul de l’État de droit avec un « rétrécissement de l’espace démocratique sur tout le continent » (– 1,6 point depuis 2014). Plus de 77 % de la population du continent vit dans un pays où ces deux dimensions cruciales sont moins bonnes en 2023 qu’en 2014. Pour 21 pays (soit 47,9 % de la population), le niveau atteint en 2023 et pire que celui de 2014.

En définitive, l’IIAG 2024 nous rappelle la menace que l’aggravation de la crise sécuritaire et le rétrécissement de l’environnement participatif font peser sur les progrès du continent. L’escalade des conflits et la méfiance croissante à l’égard des institutions et des valeurs démocratiques ne sont pas le seul apanage de l’Afrique. Même s’ils s’observent partout dans le monde, cette situation est particulièrement préoccupante en Afrique, car elle remet en jeu les progrès accomplis en matière de développement économique et social et ceux qui restent à réaliser.

Info : Sercom